Ce que nous avons perdu

« Après l’hiver, le printemps » est un documentaire remarquable de 2012, récompensé par de nombreux prix, qui met en lumière le déclin des petites exploitations agricoles et de l’économie rurale en France. Il explique de façon frappante tout ce que nous avons perdu dans la course à la mondialisation, aux économies d’échelle et à la financiarisation de tout ce qui existe sur Terre depuis des décennies.

Un travail de plus en plus mal payé

Les paysans y décrivent leurs difficultés à survivre financièrement en dépit d’un travail harassant. Un jeune agriculteur, qui reprend la laiterie familiale de ses parents vieillissants, résume la réalité économique des petites exploitations : dans les années 1960, ils avaient 3 ou 4 vaches, maintenant ils en ont 100, mais leur revenu est resté le même.

Ils sont concurrencés par des mégafermes qui peuvent produire d’énormes quantités de produits agricoles de qualité douteuse parce qu’elles ont l’échelle, l’accès au crédit bon marché et l’expertise nécessaires pour faire face à la paperasserie imposée par l’UE et le gouvernement français.

Les producteurs artisanaux ne peuvent pas être compétitifs, et ne le seront jamais, sur un marché mondial où il existe toujours une source moins chère. Jusqu’à la moitié du revenu d’un petit agriculteur provient des subventions de l’UE, que l’UE tente d’ailleurs de réduire.

Pour survivre financièrement, il faut que l’un des conjoints ait un emploi à l’extérieur, ou que les agriculteurs organisent des visites de la ferme, une auberge ou une activité équivalente à marge plus élevée. Pour cela ils doivent encore s’endetter et fragiliser la santé financière de leur exploitation.

La disparition des petites exploitations agricoles

La petite exploitation agricole familiale – et les connaissances sur la façon de cultiver des aliments et d’élever des animaux – disparaît progressivement avec le décès des agriculteurs. Dans de nombreux pays, occidentaux, l’âge moyen des agriculteurs est largement supérieur à 60 ans.

Les jeunes d’aujourd’hui préfèrent des emplois de bureau confortables dans des tours climatisées et n’ont ni la passion ni le gout de l’effort nécessaires pour reprendre les petites exploitations agricoles qui ne rapportent rien.

Avec la disparition des petites exploitations agricoles, c’est toute l’économie rurale des villages et des villes soutenus par les revenus et les produits agricoles qui est en train de s’effondrer.

Les terres agricoles sont vendues à des fins de développement résidentiel au profit des néo-ruraux, ces citadins aisés qui viennent acheter une résidence secondaire à la campagne pour fuir l’enfer des grandes villes.

Mais le chemin qui sépare celui qui a vécu toute sa vie dans le « monde moderne » et celui qui a entretenu un lien étroit avec la nature qui le nourrit est infranchissable. Dans le documentaire, un agriculteur âgé décrit comment son nouveau voisin se plaint du bruits des cloches de ses quelques bovins. Les odeurs ou le bruit du carillon qui rythme la vie des villages indisposent également ces nouveaux venus qui n’hésitent pas à porter plainte.

L’habitant moderne des villes et des banlieues ne veut pas sentir le foin ou le fumier, ne veut pas être exposé aux réalités de l’agriculture ou de l’élevage de bétail. La mise à mort du bétail est cachée dans des abattoirs où personne ne veut travailler ni mettre les pieds. Conséquence de cela, les actes de cruauté y sont légion comme le dénonce de manière frappante l’association L214. L’éleveur travaillant dans une petite exploitation agricole n’agirait pas de cette façon sur un bétail qu’il a fait naitre et dont il a pris soin.

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Ce que nous avons perdu….

Les économistes néolibéraux insistent sur le fait que tout est mieux qu’avant : la nourriture industrielle envoyée par conteneur sur des milliers de kilomètres est une « efficience du marché » qui permet de garantir des prix bas pour le consommateur et des rendements sur capitaux élevés pour les investisseurs.

Le problème est que tout le capital économique, social et culturel intangible qui a été perdu n’est ni mesuré ni valorisé dans les économies néolibérales mondialisées et, pour cette raison, nous n’en sommes pas conscients.

Pourtant cet impact existe et il est énorme. Et il est d’abord écologique.

Les grandes entreprises agricoles sont fondées sur un modèle de monoculture intensive qui ne permet pas la survie des insectes, des oiseaux et autres espèces sauvages. Alors que les petites exploitations en polycultures fournissent des niches et des habitats pour toutes sortes de formes de vie.

Les grandes monocultures sont par nature fragiles face aux épidémies et aux nuisibles. Leur surfaces immenses favorisent le développement exponentiels de nuisibles. Par nature, elles n’exploitent pas les possibilités offertes par la nature de protection réciproques entre les différentes cultures et doivent donc utiliser des quantités industrielles de pesticides.

Elles saturent également le sol d’engrais car, contrairement aux petites exploitation en polycultures qui utilisent la rotation des cultures, elles épuisent les sols.

En perturbant l’habitat des espèces sauvages, en inondant la nature d’engrais et de pesticides, les mégafermes polluent gravement leur environnement (en premier lieu les nappes phréatiques). Elles sont directement responsables de la disparition inquiétante des populations d’insectes et d’oiseaux dans nos campagnes.

Au passage, nous avons aussi perdu la capacité à consommer facilement des produits agricoles sains qui ne soient pas bourrés de pesticides, de conservateurs ou d’autres intrants. Les effets à long terme de ces produits sur notre santé sont de mieux en mieux connus et l’explosion du nombre de cas de cancers dans nos société n’est pas seulement lié au vieillissement de la population, pour ne citer que cet effet.

Notre hyper-efficacité = notre hyper-fragilité

Et puisque je tiens un blog dédié à la résilience, nous avons surtout perdu la connaissance de l’autosuffisance même partielle ; nous avons perdu une économie locale diversifiée qui peut se nourrir elle-même ; nous avons perdu la sécurité alimentaire, la résilience fournie par la nourriture cultivée localement plutôt que transportée par avion depuis des milliers de kilomètres.

Nous avons cavalièrement jeté tout le capital technique et social patiemment accumulé par nos ancêtres pour un modèle optimisé d’hyperspécialisation dans lequel nous acceptons de n’être compétent que dans un domaine de niche (de préférence hautement rentable). Dans ce modèle, nous acceptons collectivement de nous entasser dans de grandes villes et de confier la satisfaction de nos besoins essentiels à de lointains fournisseurs à bas prix.

Soyons clair : oui la division du travail est nécessaire, oui ce modèle est hyperefficace et hyper-rentable. Mais il est aussi hyper-fragile. Dans cet article, j’ai décrit les innombrables difficultés à mettre en place une ferme vivrière vraiment autonome tout simplement parce qu’en moins de 60 ans, nous avons collectivement perdu l’immense capital de connaissances en matière de production de nourriture et de fabrication artisanale qu’avaient accumulé nos ancêtres pendant des siècles.

Notre fragilité est consternante : 99% d’entre nous n’ont pas la moindre compétence pour survivre plus d’une semaine en cas de rupture majeure des chaines d’approvisionnement logistique à flux tendu qui alimentent nos supermarchés.

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Nous avons aussi perdu le sens du collectif qui pourrait nous sauver en cas de crise majeure : les liens créés par l’entre-aide entre voisins pour rentrer les récolte ; par la célébration du travail partagé autour d’une table commune ; par la communion commune aux offices du dimanche ; par la solidarité permanente lors des naissances, des maladies ou des décès. Nos relations se bornent à « participer » à des réseaux sociaux, à célébrer mollement la fête des voisins et à détourner le regard quand une personne se fait agresser dans le métro.

Les alternatives au modèle néo-libéral mondialisé

L’argument principal de ceux qui défendent le modèle néo-libéral mondialisé est de dire qu’il n’y a pas d’autres moyens de proposer de la nourriture à bas cout dans les étals de supermarchés.

On pourrait déjà arguer que le besoin de nourriture à bas prix est directement lié à l’appauvrissement d’une classe moyenne dont les emplois ont été délocalisés … C’est le serpent qui se mord la queue. Mais passons.

Le modèle de fermes maraichères à échelle humaine défendu par certains auteurs tels que Jean-Martin Fortier prouve qu’il est possible de produire de la nourriture saine à un prix accessible tout en créant des emplois locaux. Je ne parle pas des projets de bobo-écolo qui cherchent avant tout à se faire plaisir mais bien d’un modèle d’exploitation agricole à la fois efficace, rentable, résilient, durable et socialement utile.

Le modèle des kibboutz israéliens a également prouvé qu’il était possible de construire une structure locale basée sur l’agriculture diversifiée et l’artisanat qui soit à la fois solidaire, résiliente et prospère en dépit d’un environnement hostile. Certains kibboutz sont devenus extrêmement riches en s’adaptant de manière pragmatique aux exigences de rentabilité et en abandonnant certains idéaux socialistes intenables. 

Le problème aujourd’hui est que cette question importante est confisquée par des idéologues qui défendent un modèle alternatif sous l’angle des bons sentiments : la solidarité, l’écologie, …. Et si les gens n’adhèrent pas parce qu’ils ont d’autres priorités (ah les méchants gilets jaune !), ils proposent simplement de leur pourrir la vie pour les contraindre : quand ils utilisent leur voiture, quand ils se chauffent, quand ils mangent de la viande, quand ils tirent la chasse d’eau…

Le modèle actuel a peu à craindre de ces tentatives idéologiques vouées à l’échec. Ce qu’il craint véritablement, c’est d’être concurrencé par un modèle mieux adapté et plus efficace.

Ce que nous avons perdu, c’est une économie rurale localisée, résiliente et diversifiée, riche de compétences et de sagesse culturelles et pratiques.

Dans un contexte où les chaines logistiques mondiales ont été durablement perturbées par les restrictions anti-covid, où l’avalanche de sanctions contre la Russie va nous priver d’une source d’approvisionnement majeure en matières premières, où le monde se fracture soudain en plusieurs pôles de pouvoir et où l’inflation est en train de s’envoler à des niveaux historiques, il est possible que cette perte devienne vraiment douloureuse dans les années à venir.

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